mardi 30 décembre 2014

[Critique²] La Femme piège

La Femme Piège - Enki Bilal

L'année 2014 a vu la sortie de deux films très réussit partageant la thématique de la Femme piège : Enemy, de Denis Villeneuve et Gone Girl de David Finsher.

Cette thématique est intimement liée à notre modèle patriarcale et à l'angoisse de l'Autre - comme la nomme Beauvoir dans le Deuxième Sexe. Selon l’auteur, l'Homme voit en la Femme son antagoniste avec laquelle il doit cohabiter et lutter continuellement. Il a assis sa domination précaire sur elle et il se transcende continuellement afin de maintenir sa mainmise et d'éviter de perdre son ascendant. La Femme est donc Le danger de l'Homme patriarche.

On retrouve cette vision de l'esprit dans les mythes antiques - où les femmes sont les éléments perturbateurs - ainsi que dans les principales cultures bibliques, où, dès la genèse, Ève est le vice qui pousse l'Humanité à déserter le Paradis statique. Encore aujourd'hui, beaucoup d'hommes vivent dans la peur d'être destitué par la Femme : de la peur de la matrone castratrice à la crainte des mouvements féministes.


Enemy : La ville, un geôlier impersonnel et inquiétant

C'est une peur irraisonnée comparable au racisme ou à la xénophobie : la peur d'un changement qui - paradoxalement - oblige une adaptation permanente. Et tandis que tout montre que femmes et hommes sont aussi capables du bon que du mauvais, l'image de la mante religieuse continue à fasciner et à terrifier - et les personnages d'Amy - dans Gone Girl - et de Adam dans Enemy sont deux illustrations parfaites de ce concept.

Dans le premier cas, Finsher nous présente une société archétypale où chacun joue un rôle typique de la mythologie hollywoodienne : le bon flic / mauvais flic, les journalistes voraces, le noir blagueur, la lesbienne camionneuse, l'amante faire-valoir... et surtout, le couple de banlieue dysfonctionnels qu'on retrouve dans Virgin Suicides, dans Les Noces rebelles, et dans pléthore d'autres films.

C'est ce qui m'avait initialement choqué après le visionnage de ce film et c'est finalement ce qui me semble être sa principale force : tout est trop comme on s'attend à ce que ce soit : du coup, l'ensemble du film sonne comme un conte, comme une fable - c'était sans doute le seul moyen de ne pas délivrer un message au premier degré : comme dans un conte, l'histoire est beaucoup trop simple pour se passer d'interprétation.

Premier visuel de Gone Girl : trop lisse, trop sombre : idéal

En y réfléchissant, je ne pense pas qu'Amy représente la mante religieuse - elle l'est (elle se fait passer pour victime de viol, elle manipule, elle ment), mais elle est avant tout l'image que l'Homme se fait de la mante religieuse. Elle est l'image que son mari, Nick, se fait de l'enfer de la vie conjugale rangée : elle est son impuissance à se prendre en main pour se construire lui-même, sans se comparer à l'Autre.

Nick est incapable de se transcender sans s'opposer à l'Autre, il est faible, ça n'est que lorsque Amy le pousse au combat qu'il redevient un être digne d'intérêt - il n'est que par rapport à elle, et à la fin du film, lorsqu'il accepte de ne pas briser son couple, c'est qu'il comprend cette faiblesse. Mais plus intéressant encore, Amy n'est également que par rapport à ses partenaires - elle n'est pas meilleure ou pire que Nick - elle est son égal : deux humains faillibles qui refusent leur condition et qui reproche leurs faiblesses à l'Autre.

Mon interprétation, c'est que Finsher dénonce une nouvelle fois la supposée inégalité de l'Homme et de la Femme. Il l'avait déjà fait en adaptant Millenium, dans le sens inverse : dans Gone Girl, la Femme est l'égale de l'Homme dans sa faiblesse; dans Millenium, la Femme est l'égale de l'Homme dans ses capacités.

Denis Villeneuve adopte une toute autre approche dans Enemy, au lieu d’illustrer et de déconstruire le mythe de la Femme piège, il se place dans la tête d’un homme qui vit l’angoisse de l’Autre.


J’aurais beaucoup de choses à dire sur ce film – du point de vue de la signification – mais l’essentiel a déjà été brillamment exposé par le Fossoyeur de Film, dans son Après-séance. Je vous invite donc à voir cette vidéo (ci-dessus).

J’ai beaucoup aimé l’utilisation de la femme-araignée – similaire à l’œuvre de Louise Bourgeois, qui symbolise à la fois les forces et les faiblesses de la Femme et l’inquiétude qu’elle inspire à l’Homme (d’ailleurs, si vous ne connaissez pas le travail de Bourgeois, je vous encourage à vous y plonger, son Arc de l’Hystérie est probablement une des sculptures qui m’a le plus fait réfléchir).

Maman - Louise Bourgeois (1999)

Les deux films sont des réussites formelles et dégage une force visuelle spectaculaire. La froideur et l’aspect lisse de Gone Girl colle à cette idée de faux, d’idéal perverti. Tandis que la dominance jaune d’Enemy appui le mal être de Adam (et du spectateur). Le rythme des deux films est maîtrisé - mention spéciale à Finsher qui a su, une fois de plus, me maintenir en haleine plus de deux heures en prouvant encore sa maîtrise des scénarios déstructurés.

Enfin, les castings des deux films sont formidables. Les performances du couple Pike et Afflek ont déjà fait couler beaucoup d’encre et Jake Gyllenhaal est probablement Ma révélation de 2014 (quoiqu'il avait déjà été remarquable dans de nombreux films, dont Zodiac), tant il m’a convaincu dans Enemy et subjugué dans Nightcrawler (en changeant radicalement d’interprétation).

Gyllenhaal dans Nightcrawler, de Gilroy - mon Oscar 2014 du Meilleur Acteur

Ces deux thrillers sont d’une intensité rare, au-delà du message qu’ils véhiculent et tandis que Finsher continue à m’émerveiller depuis 10 longs métrages, Villeneuve est sans conteste un cinéaste qui monte et dont je suivrais l’actualité avec assiduité.

Pala