En mars 2015, j’ai eu l’occasion d’aller au Théâtre de la Colline, voir La Bête dans la Jungle suivie de La Maladie de la Mort, deux pièces de Margueritte Duras mises en scène par Célie Pauthe. L’occasion de revenir sur la première pièce que j’avais déjà traitée sous l’angle du théâtre filmé et de nous demander à qui appartient une œuvre.
En préambule, Célie Pauthe a fait
un choix de mise en scène audacieux : celui de réunir deux pièces en une
seule afin de former un tout cohérent, sans modifier le texte des pièces. Cette
approche fonctionne au regard de la narration, en revanche, sous cette forme,
la pièce dure 2h30 – sans entracte.
Autre proposition de mise en scène audacieuses de La Maladie de la Mort par le collectif Or Normes, en 2014 |
Or, le ton « durassien » est lent et fait la part belle à l’ennui. Un ennui
consentit, dont j’avais déjà parlé lors de ma chronique d’India Song. C’est cette nécessité de consentement qui rend le
travail de Duras difficile à appréhender. En effet, le risque plane toujours
que le spectateur rompe le consentement : qu’il s’impatiente. C'est donc en connaissance de cause que Pauthe a fait le pari d’un double ton.
Ainsi, au lieu d’assister à une pièce homogène, on assiste à une interprétation bourgeoise (moins rigide,
moins languissante) de la Bête dans la
Jungle, tandis que la Maladie de la
Mort reprend un ton plus durassien.
Pour modifier le ton de sa pièce, Pauthe a tout d'abord changé le jeu des acteurs : on est loin du duo intellectuel et froid
composé de Sami Frey et Delphine Seyrig (voix monocordes, économie de mouvements).
Le couple formé par John Arnold et Valérie Dréville joue un jeu bien plus cabotin
(ils courent, sautillent, leurs intonations sont beaucoup plus envolées…). Cette
différence de jeu transforme une tragédie classique en un quasi-vaudeville.
Dans la version de
1981, les personnages font partie d’une noblesse surannée, le ton est solennel
et on comprend que « chez ces gens-là, Monsieur, on n’cause pas ».
Dans la version de 2015, au contraire, les personnages sont des bourgeois du 19ème
siècle, dans tout ce que ce terme a de précieux et de ridicule ; aussi, le
fait que John ne comprenne pas les sous-entendues appuyés de sa compagne n’est
plus tragique, mais drôle : il semble niait et égocentrique. Cet aspect bourgeois est renforcé par l'apparence physique, plus ronde, de Arnold, comparée à la minceur de Sami Frey. Le sens même de la pièce de James et Duras est modifié par l'interprétation.
Je n'ai pas trouvé de meilleure image pour illustrer le jeux "cabotin" des acteurs de cette version 2015... |
Le jeu des acteurs est appuyé par le choix des décors, très aboutis dans les deux cas, mais qui n’ont pas la même finalité.
Dans la mise en scène d'Alfredo Arias, la scène
était séparée par une colonne au premier plan, l’entrée des personnages se
faisait par le fond de la scène (comme dans une tragédie classique) et le
portrait du Troisième Marquis était visible. Les scènes d’introspections
se déroulaient devant le portrait, donc, devant une projection indirecte et impersonnelle
du futur tragique de John. Du fait de la colonne, les hors-champs prévus par
Duras avaient lieu sur scène : c’est-à-dire qu’ils ne nécessitaient pas de
traverser la scène, ce qui favorisait l’économie de mouvement. La colonne
imposait également que l’action ne pouvait se dérouler au centre de la pièce :
cela renforçait l’impression que les personnages étaient victime de la
fatalité, qu’ils n’étaient pas aux commandes de leur destin : ils
subissaient le cours des événements et étaient écrasés par leur
environnement et leurs positions.
Dans la version de Pauthe, la
scène est organisée de façon plus classique : des murs avances sur les
côtés pour permettre les hors champs, le portrait est justement dans un hors
champ, tandis qu’un miroir trône à hauteur d'homme (là où, en 1981, on voyait une cheminée surmontée d'un miroir, trop haut pour les acteurs). L’entrée des personnages
enfin, ce fait au premier-plan, sur les côté. Cette forme d’entrée par des
portes latérales est très proche des décors de vaudeville. De plus, les hors
champs impliquent de grands déplacement, aussi les acteurs sont beaucoup plus
mobiles. Enfin, une partie des introspections de John se fait désormais face au
miroir, ce qui renforce l’aspect narcissique et dérisoire du personnage.
On notera également que l’éclairage
tamisé de la pièce d'Arias est remplacé par un système beaucoup plus
sophistiqué qui reproduit plusieurs situations en fonction de ce à quoi assistent
les personnages (couché de soleil, repas aux chandelles, maison en deuil…). Une
fois de plus, cette approche - certes très esthétique - nous éloigne de l'aspect éthérée et austère qui contribuait à la crédibilité de l’œuvre en tant que tragédie.
Pour finir, le piano soliste de
Carlos D’Alessio est remplacé par des sons expérimentaux tout à fait adaptés, mais
moins marquants. De plus, l’absence de musicien sur scène renforce l’impression
d’écouter une musique d’attente en attendant que le décor ne change.
Finalement, ces deux visions d’une
même pièce m’ont semblé être un cas d’école concernant l’impact de chaque
éléments de la mise en scène sur le ressentit d’une pièce : on peut
imaginer adapter l’Antigone d’Anouilh
en une comédie familiale sur la crise d’adolescence ou Andromaque, de Racine en un pilote des Feux de l’Amour.
L’accueil positif de la majorité
de la salle et des critiques prouve que les choix du metteur en scène, le jeu
des acteurs, mais surtout, l’assentiment de chaque spectateur au contrat
proposé, importent autant que le texte de l’auteur. Pour appréhender correctement une oeuvre, il faut saisir la vision globale
ET individuelle de chaque élément – à commencer par la
considération de ses goûts personnels.
Aussi, si je n’ai pas adhéré à
cette nouvelle version, c’est plus à cause de l’opposition entre mes propres
attentes et la vision proposée, qu’à cause des défauts réels de la pièce. Cette expérience enrichissante, vous pouvez la
reproduire chez vous (pour le prix d’un Willi Waller 2006), par exemple en
comparant Tel Père, Tel Fils et la vie est un long fleuve tranquille.
Pala